LA
n° – Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIème
siècle à nos jours
NAWAL.
Réfléchis, Sawda! Tu es la victime et tu vas aller tuer tous ceux
qui seront sur ton chemin, alors tu seras le bourreau, puis après, à
ton tour tu seras la victime ! Toi tu sais chanter, Sawda, tu sais
chanter.
SAWDA.
Je ne peux pas ! Je ne veux pas me consoler, Nawal. Je ne veux pas
que tes idées, tes images, tes paroles, tes yeux, ton amitié, toute
notre vie côte à côte, je ne veux pas qu'ils me consolent de ce
que j'ai vu et entendu! Ils sont entrés dans les camps comme des
fous furieux. Les premiers cris ont réveillé les autres et
rapidement on a entendu la fureur des miliciens! Ils ont commencé
par lancer les enfants contre le mur, puis ils ont tué tous les
hommes qu'ils ont pu trouver. Les garçons égorgés, les jeunes
filles brûlées. Tout brûlait autour, Nawal, tout brûlait, tout
cramait! Il y avait des vagues de sang qui coulaient des ruelles. Les
cris montaient des gorges et s'éteignaient et c'était une vie en
moins. Un milicien préparait l'exécution de trois frères. Il les a
plaqués contre le mur. J'étais à leurs pieds, cachée dans le
caniveau. Je voyais le tremblement de leurs jambes. Trois frères.
Les miliciens ont tiré leur mère par les cheveux, l'ont plantée
devant ses fils et l'un d'eux lui a hurlé : « Choisis ! Choisis
lequel tu veux sauver. Choisis! Choisis ou je les tue tous ! Tous les
trois! Je compte jusqu'à trois, à trois je les tire tous les trois
! Choisis ! Choisis ! » Et elle, incapable de parole, incapable de
rien, tournait la tête à droite et à gauche et regardait chacun de
ses trois fils ! Nawal, écoute-moi, je ne te raconte pas une
histoire. Je te raconte une douleur qui est tombée à mes pieds. Je
la voyais, entre le tremblement des jambes de ses fils. Avec ses
seins trop lourds et son corps vieilli pour les avoir portés, ses
trois fils. Et tout son corps hurlait : « Alors à quoi bon les
avoir portés si c'est pour les voir ensanglantés contre un mur! »
Et le milicien criait toujours: « Choisis! Choisis!» Alors elle l'a
regardé et elle lui a dit, comme un dernier espoir : « Comment
peux-tu, regarde-moi, je pourrais être ta mère ! » Alors il l'a
frappée : « N'insulte pas ma mère ! Choisis » et elle a dit un
nom, elle a dit « Nidal. Nidal ! » Et elle est tombée et le
milicien a abattu les deux plus jeunes. Il a laissé l'aîné en vie,
tremblant ! Il l'a laissé et il est parti. Les deux corps sont
tombés. La mère s'est relevée et au cœur de la ville qui brûlait,
qui pleurait de toute sa vapeur, elle s'est mise à hurler que
c'était elle qui avait tué ses fils. Avec son corps trop lourd,
elle disait qu'elle était l'assassin de ses enfants!
Incendies,
Mouawad, scène 25 "Amitiés"
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