LA
n°4 – Le personnage comme représentation de l’Homme et du monde
Tchen tenterait-il de lever la
moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L’angoisse lui tordait
l’estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n’était
capable en cet instant que d’y songer avec hébétude, fasciné par
ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps
moins visible qu’une ombre, et d’où sortait seulement ce pied à
demi incliné par le sommeil, vivant quand même — de la chair
d’homme. La seule lumière venait du building voisin : un grand
rectangle d’électricité pâle, coupé par les barreaux de la
fenêtre dont l’un rayait le lit juste au-dessous du pied comme
pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq klaxons
grincèrent à la fois. Découvert ? Combattre, combattre des ennemis
qui se défendent, des ennemis éveillés !
La vague de vacarme retomba : quelque
embarras de voitures (il y avait encore des embarras de voitures,
là-bas, dans le monde des hommes…). Il se retrouva en face de la
tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière, immobiles
dans cette nuit où le temps n’existait plus.
Il se répétait que cet homme devait
mourir. Bêtement : car il savait qu’il le tuerait. Pris ou non,
exécuté ou non, peu importait. Rien n’existait que ce pied, cet
homme qu’il devait frapper sans qu’il se défendît, — car,
s’il se défendait, il appellerait.
Les paupières battantes, Tchen
découvrait en lui, jusqu’à la nausée, non le combattant qu’il
attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu’il
avait choisis : sous son sacrifice à la révolution grouillait un
monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d’angoisse
n’était que clarté. « Assassiner n’est pas seulement tuer… »
Dans ses poches, ses mains hésitantes tenaient, la droite un rasoir
fermé, la gauche un court poignard. Il les enfonçait le plus
possible, comme si la nuit n’eût pas suffi à cacher ses gestes.
Le rasoir était plus sûr, mais Tchen sentait qu’il ne pourrait
jamais s’en servir ; le poignard lui répugnait moins. Il lâcha le
rasoir dont le dos pénétrait dans ses doigts crispés ; le poignard
était nu dans sa poche, sans gaine. Il le fit passer dans sa main
droite, la gauche retombant sur la laine de son chandail et y restant
collée. Il éleva légèrement le bras droit, stupéfait du silence
qui continuait à l’entourer, comme si son geste eût dû
déclencher quelque chute. Mais non, il ne se passait rien : c’était
toujours à lui d’agir.
La Condition humaine,
Malraux, incipit
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