LA
n° 11 – La question de l’Homme dans les genres de
l’argumentation
Aujourd'hui, maman est
morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme
de l'asile: «Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments
distingués.» Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier.
L'asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres
d'Alger. Je prendrai l'autobus à deux heures et j'arriverai dans
l'après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir.
J'ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas
me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n'avait pas l'air
content. Je lui ai même dit : "Ce n'est pas de ma faute."
II n'a pas répondu. J'ai pensé alors que je n'aurais pas dû lui
dire cela. En somme, je n'avais pas à m'excuser. C'était plutôt à
lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute
après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c'est un
peu comme si maman n'était pas morte. Après l'enterrement, au
contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une
allure plus officielle.
J'ai pris l'autobus à deux
heures. II faisait très chaud. J'ai mangé au restaurant, chez
Céleste, comme d'habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour
moi et Céleste m'a dit: "On n'a qu'une mère". Quand je
suis parti, ils m'ont accompagné à la porte. J'étais un peu
étourdi parce qu'il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui
emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il
y a quelques mois. J'ai couru pour ne pas manquer le départ.
Cette hâte, cette course, c'est à cause de tout cela sans doute,
ajouté aux cahots, à l'odeur d'essence, à la réverbération de la
route et du ciel, que je me suis assoupi. J'ai dormi pendant presque
tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j'étais tassé
contre un militaire qui m'a souri et qui m'a demandé si je venais de
loin. J'ai dit "oui" pour n'avoir plus à parler.
L’Etranger,
Albert Camus, incipit
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire