« La dignité humaine »,
murmura Katow, qui pensait à l’entrevue de Kyo avec König. Aucun
des condamnés ne parlait plus. Au-delà du fanal, dans l’ombre
maintenant complète, toujours la rumeur des blessures… Il se
rapprocha encore de Souen et de son compagnon. L’un des gardes
contait aux autres une histoire : têtes réunies, ils se
trouvèrent entre le fanal et les condamnés : ceux-ci ne se
voyaient même plus. Malgré la rumeur, malgré tous ces hommes qui
avaient combattu comme lui, Katow était seul, seul entre le corps de
son ami mort et ses deux compagnons épouvantés, seul entre ce mur
et ce sifflet perdu dans la nuit. Mais un homme pouvait être plus
fort que cette solitude et même, peut être que ce sifflet atroce :
la peur luttait en lui contre la plus terrible tentation de sa vie.
Il ouvrit à son tour la boucle de sa ceinture. Enfin :
- Hé là, dit-il à voix très basse. Souen, pose ta main sur ma poitrine, et prends dès que je la toucherai : je vais vous donner mon cyanure. Il n’y en a absolument que pour deux.
Il avait renoncé
à tout, sauf à dire qu’il n’y en avait que pour deux. Couché
sur le côté, il brisa le cyanure en deux. Les gardes masquaient la
lumière, qui les entourait d’une auréole trouble ; mais
n’allaient-ils pas bouger ? Impossible de voir quoi que ce
fût ; ce don de plus que sa vie, Katow le faisait à cette main
chaude qui reposait sur lui, pas même à des corps, pas même à des
voix. Elle se crispa comme un animal, se sépara de lui aussitôt. Il
attendit, tout le corps tendu. Et soudain, il entendit l’une des
deux voix :
- C’est perdu. Tombé.
Voix à peine
altérée par l’angoisse, comme si une telle catastrophe n’eût
pas été possible, comme si tout eût dû s’arranger. Pour Katow
aussi, c’était impossible. Une colère sans limites montait en lui
mais retombait, combattue par cette impossibilité. Et pourtant !
Avoir donné cela pour que cet idiot le perdît !
- Quand ? demanda-t-il.
- Avant mon corps. Pas pu tenir quand Souen l’a passé : je suis aussi blessé à la main.
- Il a fait tomber les deux, dit Souen.
Sans doute
cherchaient-ils entre eux. Ils cherchèrent ensuite entre Katow et
Souen, sur qui l’autre était probablement presque couché, car
Katow, sans rien voir, sentait près de lui la masse de deux corps.
Il cherchait lui aussi, s’efforçant de vaincre sa nervosité, de
poser sa main à plat, de dix centimètres en dix centimètres,
partout où il pouvait atteindre. Leurs mains frôlaient la sienne.
Et tout à coup une des deux la prit, la serra, la conserva.
- Même si nous ne trouvons rien… dit une des voix.
Katow, lui aussi,
serrait la main, à la limite des larmes, pris par cette pauvre
fraternité sans visage, presque sans vraie voix (tous les
chuchottements se ressemblent) qui lui était donnée dans cette
obscurité était peut-être fait en vain. Bien que Souen continuât
à chercher, les deux mains restaient unies. L’étreinte devint
soudain crispation :
- Voilà.
Ô
résurrection !... Mais :
- Tu es sûr que ce ne sont pas des cailloux ? demanda l’autre.
Il y avait beaucoup de morceaux de
plâtre par terre.
- Donne ! dit Katow.
Du bout des doigts, il reconnut les
formes.
Il les rendit –
les rendit – serra plus fort la main qui cherchait à nouveau la
sienne, et attendit, tremblant des épaules, claquant des dents.
« Pourvu que le cyanure ne soit pas décomposé, malgré le
papier d’argent », pensa-t-il. La main qu’il tenait tordit
soudain la sienne, et, comme s’il eût communiqué par elle avec le
corps perdu dans l’obscurité, il sentit que celui-ci se tendait.
Il enviait cette suffocation convulsive. Presque en même temps,
l’autre : un cri étranglé auquel nul ne prit de garde. Puis,
rien.
Katow se sentit
abandonné. Il se retourna sur le ventre et attendit. Le tremblement
de ses épaules ne cessait pas.
La
Condition humaine, Malraux, sixième partie.
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