LA
n° – Le personnage de roman, du 17ème
siècle à nos jours
Alors, il leva les yeux. Nana s’était
absorbée dans son ravissement d’elle-même. Elle pliait le cou,
regardant avec attention dans la glace un petit signe brun qu’elle
avait au-dessus de la hanche droite ; et elle le touchait du bout du
doigt, elle le faisait saillir en se renversant davantage, le
trouvant sans doute drôle et joli, à cette place. Puis, elle étudia
d’autres parties de son corps, amusée, reprise de ses curiosités
vicieuses d’enfant. Ça la surprenait toujours de se voir ; elle
avait l’air étonné et séduit d’une jeune fille qui découvre
sa puberté. Lentement, elle ouvrit les bras pour développer son
torse de Vénus grasse, elle ploya la taille, s’examinant de dos et
de face, s’arrêtant au profil de sa gorge, aux rondeurs fuyantes
de ses cuisses. Et elle finit par se plaire au singulier jeu de se
balancer, à droite, à gauche, les genoux écartés, la taille
roulant sur les reins, avec le frémissement continu d’une almée
dansant la danse du ventre.
Muffat la
contemplait. Elle lui faisait peur. Le journal était tombé de ses
mains. Dans cette minute de vision nette, il se méprisait. C’était
cela : en trois mois, elle avait corrompu sa vie, il se sentait déjà
gâté jusqu’aux moelles par des ordures qu’il n’aurait pas
soupçonnées.
Tout allait pourrir en lui, à cette
heure. Il eut un instant conscience des accidents du mal, il vit la
désorganisation apportée par ce ferment, lui empoisonné, sa
famille détruite, un coin de société qui craquait et s’effondrait.
Et, ne pouvant détourner les yeux, il la regardait fixement, il
tâchait de s’emplir du dégoût de sa nudité.
Nana ne bougea plus. Un bras derrière
la nuque, une main prise dans l’autre, elle renversait la tête,
les coudes écartés. Il voyait en raccourci ses yeux demi-clos, sa
bouche entrouverte, son visage noyé d’un rire amoureux ; et,
par-derrière, son chignon de cheveux jaunes dénoué lui couvrait le
dos d’un poil de lionne. Ployée et le flanc tendu, elle montrait
les reins solides, la gorge dure d’une guerrière, aux muscles
forts sous le grain satiné de la peau. Une ligne fine, à peine
ondée par l’épaule et la hanche, filait d’un de ses coudes à
son pied. Muffat suivait ce profil si tendre, ces fuites de chair
blonde se noyant dans des lueurs dorées, ces rondeurs où la flamme
des bougies mettait des reflets de soie. Il songeait à son ancienne
horreur de la femme, au monstre de l’Écriture, lubrique, sentant
le fauve. Nana était toute velue, un duvet de rousse faisait de son
corps un velours ; tandis que, dans sa croupe et ses cuisses de
cavale, dans les renflements charnus creusés de plis profonds, qui
donnaient au sexe le voile troublant de leur ombre, il y avait de la
bête. C’était la bête d’or, inconsciente comme une force, et
dont l’odeur seule gâtait le monde. Muffat regardait toujours,
obsédé, possédé, au point qu’ayant fermé les paupières, pour
ne plus voir, l’animal reparut au fond des ténèbres, grandi,
terrible, exagérant sa posture. Maintenant, il serait là, devant
ses yeux, dans sa chair, à jamais.
Mais Nana se pelotonnait sur elle-même.
Un frisson de tendresse semblait avoir
passé dans ses membres. Les yeux mouillés, elle se faisait petite,
comme pour se mieux sentir. Puis, elle dénoua les mains, les abaissa
le long d’elle par un glissement, jusqu’aux seins, qu’elle
écrasa d’une étreinte nerveuse. Et rengorgée, se fondant dans
une caresse de tout son corps, elle se frotta les joues à droite, à
gauche, contre ses épaules, avec câlinerie. Sa bouche goulue
soufflait sur elle le désir. Elle allongea les lèvres, elle se
baisa longuement près de l’aisselle, en riant à l’autre Nana,
qui, elle aussi, se baisait dans la glace.
Alors, Muffat eut un soupir bas et
prolongé. Ce plaisir solitaire l’exaspérait. Brusquement, tout
fut emporté en lui, comme par un grand vent. Il prit Nana à
bras-le-corps, dans un élan de brutalité, et la jeta sur le tapis.
— Laisse-moi, cria-t-elle, tu me fais
du mal !
Nana,
Zola, Chap VII
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