LA
n° – Le personnage de roman, du 17ème
siècle à nos jours
Elle
m'apprit alors tout ce qui lui était arrivé depuis qu'elle avait
trouvé G... M..., qui l'attendait dans le lieu où nous étions. Il
l'avait reçue effectivement comme la première princesse du monde.
Il lui avait montré tous les appartements, qui étaient d'un goût
et d'une propreté admirables. Il lui avait compté dix mille livres
dans son cabinet, et il y avait ajouté quelques bijoux, parmi
lesquels étaient le collier et les bracelets de perles qu'elle avait
déjà eus de son père. Il l'avait menée de là dans un salon
qu'elle n'avait pas encore vu, où elle avait trouvé une collation
exquise. Il l'avait fait servir par les nouveaux domestiques qu'il
avait pris pour elle, en leur ordonnant de la regarder désormais
comme leur maîtresse. (…) Je vous avoue, continua-t-elle, que j'ai
été frappée de cette magnificence. J'ai fait réflexion que ce
serait dommage de nous priver tout d'un coup de tant de biens, en me
contentant d'emporter les dix mille francs et les bijoux, que c'était
une fortune toute faite pour vous et pour moi, et que nous pourrions
vivre agréablement aux dépens de G... M... (…)
J'écoutai
ce discours avec beaucoup de patience. J'y trouvais assurément
quantité de traits cruels et mortifiants pour moi, car le dessein de
son infidélité était si clair qu'elle n'avait pas même eu le soin
de me le déguiser. Elle ne pouvait espérer que G... M... la
laissât, toute la nuit, comme une vestale. C'était donc avec lui
qu'elle comptait de la passer. Quel aveu pour un amant! Cependant, je
considérai que j'étais cause en partie de sa faute, par la
connaissance que je lui avais donnée d'abord des sentiments que G...
M... avait pour elle, et par la complaisance que j'avais eue d'entrer
aveuglément dans le plan téméraire de son aventure. D'ailleurs,
par un tour naturel de génie qui m'est particulier je fus touché de
l'ingénuité de son récit, et de cette manière bonne et ouverte
avec laquelle elle me racontait jusqu'aux circonstances dont j'étais
le plus offensé. Elle pèche sans malice, disais-je en moi-même;
elle est légère et imprudente, mais elle est droite et sincère.
Ajoutez que l'amour suffisait seul pour me fermer les yeux sur toutes
ses fautes. J'étais trop satisfait de l'espérance de l'enlever le
soir même à mon rival. Je lui dis néanmoins: Et la nuit, avec qui
l'auriez-vous passée? Cette question, que je lui fis tristement,
l'embarrassa. Elle ne me répondit que par des mais et des si
interrompus. J'eus pitié de sa peine, et rompant ce discours, je lui
déclarai naturellement que j'attendais d'elle qu'elle me suivît à
l'heure même.
Manon
Lescaut,
L’Abbé Prévost, 1731
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